Ce que j’ai compris de Popper

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Petite biographie de Popper

En 1925, Karl Popper obtient un certificat pour devenir enseignant en mathématiques et en physique/chimie en Autriche. Il va ensuite obtenir un doctorat en psychologie cognitive en 1928, de l’université de Vienne. En 1937, il part enseigner la philosophie en nouvelle Zélande, et découvre, horrifié, l’annexion de l’Autriche en 1938. Jusqu’en 1946, il va philosopher sur la guerre et le nazisme, et deviendra ensuite professeur de logique au département d’économie de l’université de Londres.

Son ouvrage le plus important, de la logique de la découverte scientifique, paraît en 1959.

Selon les auteurs de l’encyclopédie de la philosophie de Stanford, à cause de sa personnalité grandiloquente et de sa critique acerbe des chercheurs autour de lui, il va rapidement s’isoler de ses confrères. En 1962, Thomas Kuhn et la structure des révolutions scientifiques donnera un coup de massue au travail de Popper en défendant le concept d’incommensurabilité de paradigmes scientifiques rivaux, déniant la linéarité de l’amélioration des sciences. En somme, là où Popper postule que les théories s’améliorent au fil du temps et que les chercheurs « montent sur les épaules des géants », Kuhn postule que les théories se remplacent sans forcément être de même nature, et ne pouvant pas être comparées.

En 1969, Popper prit sa retraire et continua d’être actif jusqu’à sa mort en 1994 (ce qui est également l’année de ma naissance, mais ça tout le monde s’en fiche).

La falsifiabilité

Les écrits de Popper ont été réalisés à une époque très proche de la création des théories comme la relativité générale d’Einstein, la psychanalyse freudienne ou le marxisme. Pour Popper, la relativité générale est scientifique, pour deux raisons. En premier, elle est extrêmement difficile à falsifier – il n’a toujours pas été possible de prouver qu’elle était fausse. En second, si elle est falsifiée, alors toute la théorie s’effondrerait.

À l’inverse, la psychanalyse n’est pas scientifique, car elle n’est pas falsifiable. Comme le dit Popper : « There was no conceivable human behaviour which could contradict them ».

Concernant le marxisme, si Popper considère les théories marxistes comme scientifiques avant l’observation, les marxistes ont ajouté des postulats a posteriori, à la suite des observations dans les pays communistes. Pour Popper, l’ajout de ces postulats a rendu la théorie marxiste non scientifique. Ainsi, pour Popper, une théorie scientifique peut dégénérer en dogme non-scientifique.

Ces facteurs se sont combinés dans une théorie philosophique des sciences, dans laquelle Popper suppose que le critère principal d’une science est sa falsifiabilité : si une théorie est incompatible avec d’éventuelles observations empiriques, elle est scientifique ; à l’inverse, une théorie qui est compatible avec toutes ces observations, soit parce que, comme dans le cas du marxisme, elle a été modifiée uniquement pour tenir compte de telles observations, soit parce que, comme la psychanalyse, elle est cohérente avec toutes les observations possibles, n’est pas une théorie scientifique. 

La démarcation

Un concept central chez Popper est celui de la démarcation : trouver un critère qui distingue ce qui est scientifique de ce qui ne l’est pas. Pour Popper, la méthode scientifique consiste à démarquer ce qui est scientifique ou pas à travers une résolution de problème selon différentes méthodologies. En ce sens, il rejette l’idée que l’induction soit utile à la science (l’idée qu’en étudiant des échantillons, on peut induire une théorie). Pour lui, l’induction ne sert que dans un cas précis, celui de la corroboration dans lequel on croit à une théorie, mais on veut corroborer des résultats positifs qui pourraient être faux. Selon lui, il y a une asymétrie entre vérification et falsification : toutes les expériences du monde ne permettent pas de s’assurer à 100% de la généralisation d’une théorie, alors qu’un seul contre-exemple devrait prouver que la théorie ne fonctionne pas.

Pour Popper, la science commence par une problématique, et pas par une observation. Cependant, il accepte l’idée que si l’observation est biaisée, elle ne peut pas permettre de falsifier une théorie. Si des arguments simples peuvent être contradictoires, concrètement, il est plus difficile de falsifier un argument par un autre.

Popper adopte donc une vision déductive de la science : il faut avoir un test formel – typiquement sous la forme d’une équation mathématique, puis créer une étape semi-formelle permettant d’appliquer la formalisation, puis une comparaison des théories concurrente pour s’assurer que la nouvelle est meilleure que la première et enfin une application des conclusions dérivées de la théorie afin de tenter de la falsifier.

La vérisimilitude

Il est impossible pour Popper qu’une théorie ou un fait soit « vrai ». Il n’est que potentiellement faux. C’est ainsi qu’il va penser la notion de « proche de la vérité » ou « vérisimilitude » (terme inventé par Tarski, 1963). La vérisimilitude est un mix entre un vrai contenu – les vraies propositions qui dérivent de la théorie et les faux contenus– les fausses conséquences de la théorie. Ainsi, quand deux théories s’opposent, on peut juger de la qualité d’une théorie par rapport à une autre en fonction du nombre de contenus vrais et faux qu’elles possèdent.

L’idée de vérisimilitude est la plus importante dans les cas où les théories produites sont au mieux des approximations – c’est-à-dire des théories dont nous savons qu’elles ne peuvent pas être vraies… Dans ces cas, nous pouvons encore parler de meilleures ou de pires approximations de la vérité.

Cependant, en 1979, Popper reconnait que son idée de vérisimilitude ne fonctionne que pour des théories qui reposent sur des bases qui sont vraies. Dans le cas des fausses théories, la vérisimilitude devrait fonctionner à l’envers (les vrais arguments devraient réduire la vérisimilitude de la théorie).

Il dira alors :

« Je pense que nous ne devrions pas conclure de l’échec de mes tentatives pour résoudre le problème [de vérisimilitude] que le problème ne peut pas être résolu. Peut-être ne peut-il pas être résolu par des moyens purement logiques, mais seulement par une relativisation des problèmes pertinents ou même en introduisant la situation du problème historique » (1979, 372).

Il reconnait par là même que la vérisimilitude n’est qu’une heuristique, un raccourci, pour penser les théories, et pas un concept permettant de juger définitivement l’approche de la vérité par les scientifiques. Enfin, il reconnait qu’il faut en revenir à des décisions humaines pour choisir ce qui est scientifique de ce qui ne l’est pas.

Il n’ira cependant jamais vers un relativisme total, indiquant que c’est l’acceptation des énoncés de base, plutôt que de la théorie universelle, qui est déterminée par convention et accord intersubjectif.

Les tests critiques

Comme le dit Lakatos,

Si une théorie est falsifiée, elle se révèle fausse ; si c’est « falsifié » [au sens conventionnel de Popper], cela peut encore être vrai. Si nous suivons ce genre de « falsification » par l’ « élimination » réelle d’une théorie, nous pourrions bien finir par éliminer une théorie vraie et accepter une fausse. (Lakatos 1978 : 24).

La théorie de la démarcation de Popper repose fondamentalement sur l’hypothèse qu’il existe des tests critiques, qui falsifient une théorie ou lui donnent une forte mesure de corroboration.

Lakatos nie catégoriquement qu’il existe des tests critiques, au sens Poppérien, en science.

Selon lui, la disjonction « falsification/corroboration » offerte par Popper est binaire et injustifiable : la non-corroboration n’est pas nécessairement une falsification, et la falsification d’une théorie scientifique abstraite n’est jamais provoquée par une observation isolée ou un ensemble d’observations. De telles théories sont, maintenant, largement accepté, et très résistantes à la falsification ; elles sont « tenaces et protégées de la réfutation par une vaste « ceinture de protection d’hypothèses auxiliaires » (Lakatos 1978).

Ces théories sont falsifiées non pas par des tests critiques comme le prévoit Popper, mais plutôt dans le contexte élaboré des programmes de recherche qui leur sont associés et s’arrêtent progressivement.

La distinction de Popper entre la logique de la falsifiabilité et sa méthodologie appliquée ne rend finalement pas pleinement compte du fait que toutes les théories abstraites se développent et vivent malgré l’existence de phénomènes incompatibles avec la théorie.

Trois exemples :

En Physique, l’existence de la matière noire est par définition irréfutable, non scientifique, mais est intégrée à la théorie de la relativité générale.

En théorie de l’évolution, des observations non anticipées ont obligé à recréer les branches phylogéniques. La critique de Popper sur les hypothèses ad-hoc du Marxisme devrait l’amener à conclure que la théorie de l’évolution n’est pas scientifique non plus, ce qu’il n’a pas fait.

Contrairement à ce que dit Popper, la psychanalyse a été en partie falsifiable, et a même été explicité par Freud dans son évaluation que les névroses d’angoisse sont dues à des perturbations de la vie sexuelle. Il se réfère explicitement à la notion de falsifiabilité : “My theory can only be refuted when I have been shown phobias where sexual life is normal” (Freud 1895).

On trouve une seconde occurrence dans un article datant de 1915, “A Case of Paranoia Running Counter to the Psycho-Analytic Theory of the Disease”, dans lequel, comme le titre l’indique, il a vu l’ensemble des symptômes du patient comme une falsification potentielle de la théorie. De plus, l’ensemble de l’explication de Freud selon laquelle la paranoïa est due à une homosexualité refoulée sous-jacente est susceptible d’être réfutée empiriquement, selon Grünbaum, car il implique qu’une réduction des taux de paranoïa devrait résulter d’une suppression ou d’un assouplissement des sanctions sociales contre les relations homosexuelles (Grünbaum, 1984).

Pour Grünbaum, la psychanalyse n’est pas pseudo-scientifique parce qu’elle n’est pas falsifiable, elle manque de scientificité parce que les preuves scientifiques qu’elle souhaite apporter sont contaminés par la suggestion des analystes ce qui ne permet pas d’informer des concepts scientifiques. Il y a donc un problème logique à la psychanalyse, plutôt qu’un problème épistémique.

À la fin de sa vie, Popper a considérablement changé sa position sur la philosophie des sciences, en reconnaissant qu’il est impossible de discriminer la science de la non-science sur la base de la seule falsifiabilité des énoncés scientifiques ; il reconnaît que les théories scientifiques ne sont pas forcément prédictives, et par conséquent prohibitives, que lorsqu’elles sont prises en conjonction avec des hypothèses auxiliaires. Il reconnaît aussi que le réajustement ou la modification des théories fait partie intégrante de la pratique scientifique.

Il va donc chercher à esquisser les conditions qui indiquent quand une modification est véritablement scientifique, et quand elle est simplement un ajustement ad hoc. Le changement dans la position de base de Popper est considéré par certains critiques comme un indicateur que le falsificationnisme, malgré tous ses mérites apparents, n’est pas meilleur que le vérificationnisme.

En effet, au cours de l’histoire des sciences, un grand nombre de théories ont été falsifiées après leur apparition, sans qu’elles n’aient été abandonnées pour autant.

Par exemple, lorsque Copernic a introduit sa théorie héliocentrique du système solaire, celle-ci prédisait que la taille de Vénus devait changer notablement au cours de l’année. Or, l’observation empirique montrait une taille constante. La théorie copernicienne n’a pas été rejetée pour autant. En effet, les observations se faisaient à l’œil nu à l’époque, et l’œil évalue mal les dimensions d’une petite source lumineuse. Suivant la première critique, l’observation présupposait que l’œil était un bon témoin, ce qui l’a rendue faillible. Par la suite, une observation au télescope a bien montré que la taille de Vénus était variable. Dit autrement, il est impossible de réellement falsifier une théorie par l’expérience, il faut la falsifier à travers une argumentation.

En effet, entre la formulation d’une prédiction théorique et la mise en œuvre expérimentale de sa vérification, un grand nombre d’hypothèses auxiliaires sont ajoutées, liées aux conditions adoptées pour l’expérience (Combien de participants sont nécessaires pour détecter l’effet, est ce que les instruments de mesure sont sensibles, est ce qu’il n’y a pas trop d’interférence et de bruit durant l’experience etc.).

Lors d’un test expérimental, une théorie est donc toujours entourée d’une ceinture d’hypothèses auxiliaires, de supposition concernant l’efficacité de l’expérimentation pour détecter l’effet. Si l’expérience est un échec, on ne peut savoir si c’est la théorie qui est fausse, ou l’une des hypothèses auxiliaires.

Il n’existe donc pas de falsification expérimentale concluante. Le falsificationnisme ne peut pas constituer une méthodologie utilisable en pratique, ce dont Popper avait conscience. Ce qu’il a proposé avec le falsificationnisme, c’est en fait un critère (théorique, logique) de démarcation entre les théories scientifiques et non-scientifiques.

Dans la Méthodologie des programmes de recherche scientifique, Lakatos nous dit de ne pas regarder les théories, mais plutôt les trajectoires historiques de variations successives de théories appelées programmes de recherche. Les programmes de recherche peuvent être divisés en un « noyau dur » d’hypothèses fondamentales et intouchables (celles qui nous intéressent généralement et que nous essayons de tester) et une « ceinture de protection » d’hypothèses auxiliaires ajustables et testables. Le noyau à lui seul ne peut faire aucune prédiction, mais le noyau + la ceinture le peut.

Désormais, si les observations ne correspondent pas aux prévisions, les scientifiques modifient souvent la ceinture plutôt que de considérer le programme de recherche comme un échec. Mais si cette nouvelle variante du noyau + ceinture est également infirmée, et que nous continuons à la modifier et qu’elle continue d’être infirmée, les scientifiques commencent à soupçonner que le problème réside dans le noyau lui-même. Nous disons que le programme de recherche est dégénéré.

D’un autre côté, si le noyau+ceinture fait de nouvelles prédictions qui sont ensuite confirmées, alors le programme de recherche est progressif et les scientifiques continueront de s’y accrocher.

Souvent, les mêmes programmes de recherche connaissent à la fois des progrès et des régressions. C’est l’équilibre entre les deux – la trajectoire à long terme – qui est important. La pseudo-science s’entête essentiellement à adhérer à un programme de recherche dégénératif plutôt que de lâcher prise et de passer à un nouveau programme.

Malheureusement, selon cette théorie, une grosse partie de la science serait en fait de la pseudo-science. On peut, par exemple, parler de l’entêtement à étudier l’effet des régimes, les théories sur les origines neurologiques d’Alzheimer, l’étude des bases neuronales des troubles mentaux, la matière noire etc. Il n’est pas évident de trouver une démarcation entre science et pseudo-science et il est clair que le critère de falsification n’est pas utile dans cet objectif.

Popper avait tort

Je tiens ce titre de Bill Vanderburgh, professeur de philosophie des sciences à l’université de Californie.

Selon Popper, le critère de falsification est le critère de démarcation entre science et pseudoscience. Ce critère a été, nous l’avons vu, un échec. On aimerait dans l’idéal que nos théories soient insensibles à des falsifications éventuelles. Mais ça ne marche pas. Et ce n’est pas grave. Ce n’est finalement pas important de distinguer science et pseudo science, mais de pondérer les preuves pour des théories en compétition pour décider de laquelle semble la plus juste. Le problème de l’astrologie n’est pas que c’est de la pseudo science mais que c’est faux.

La proposition de Popper, que les scientifiques créent des hypothèses, puis cherchent à les falsifier, ne décrit presque aucune des sciences actuelles. La plupart des sciences sont inductives : elles créent des effets expérimentaux ou non en les liant à des raisonnements déductifs ou non-déductifs.

La « méthode scientifique », terme cher à Popper, est un mythe. Les sciences historiques fonctionnent différemment des sciences sociales ou des sciences physiques. Il est impossible de simplifier suffisamment ces sciences pour parler d’une méthode commune.

Pour Popper, la méthode confirmatoire est un mythe. La confirmation provient, selon lui, de l’échec des falsifications. Pourtant aujourd’hui, toutes les activités scientifiques tendent à chercher à confirmer les théories plutôt qu’à les falsifier.

Pour Popper, il est impossible de dire qu’une théorie est meilleure qu’une autre. La seule chose possible est de dire qu’une théorie est falsifié ou non. Mais en médecine on veut un traitement qui fonctionne, pas un traitement dont on n’a pas encore réussi à prouver qu’il ne fonctionne pas. Pour éviter ce problème, Popper a défini le terme de corroboration pour éviter de parler de confirmation, alors que c’est littéralement la même chose.

Enfin, pour Popper, la falsification est un processus simple de déduction. Il avait également tort à ce sujet, la falsification requérant en réalité un rapport complexe entre induction, jugement basé sur des connaissances philosophiques, et consensus d’expert. Nous l’avons vu, il est par exemple impossible de falsifier le concept de matière noire, qui est pourtant théorisé et utilisé par les physiciens pour expliquer des observations.

En psychologie, Popper a presque entièrement disparu de l’épistémologie : la philosophie servant à comprendre comment la psychologie est scientifique. Les approches actuelles se fondent plutôt sur des philosophes de la psychologie scientifique comme Paul Meehl, dont on aura l’occasion de discuter une prochaine fois.

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